Fahrenheit: de Leverkusen à Bonn

Le Rhin, toujours le Rhin, encore le Rhin. Et des bagnoles (pas dans le Rhin).


Belle nuit passée dans cette chambre d’hôte tranquille au bord du fleuve. Réveillé tôt, je range mes affaires puis descends au petit dej. Une personne s’affaire dans la cuisine ; dans la salle à manger, une femme prend son petit déjeuner, seule, en lisant le journal.

Je me pose et commence à manger, puis d’autres personnes arrivent, dont une famille avec trois petites filles, au jugé entre 18 mois et 5 ans. La petite me fait un coucou de la main en souriant puis entreprend d’essayer de tout faire comme ses deux grandes sœurs.

Je termine pour laisser la place aux autres personnes qui arrivent et monter terminer de ranger mon barda. Je récupère le vélo, je remets le compteur à zéro. Et c’est parti.

En prenant le petit déjeuner, je pouvais voir par la fenêtre la brume se dissiper sur le Rhin, au-dessus des prés sur chaque berge, et au-dessus de l’eau qui coule. Spectacle hypnotisant qui a dû inspirer un paquet de peintres.

Mais puisqu’il est question de peinture, venons-en à Gustave Caillebotte. Et niveau rivières, qu’a-t-il peint ?

Un jour, Gustave s’est dit, “tiens, et si j’allais faire un peu de peinture dans une contrée sauvage et super lointaine ?”.

Il s’est donc mis à jour de ses vaccins, a pris un traitement préventif contre la malaria, appris deux ou trois techniques de survie en milieu hostile et fait des stocks de bouffe non périssable. Puis il s’est rendu Gare de Lyon et il a pris le RER D pour Yerres, dans l’Essonne.

Oui, parce que pour Gustave, il y a Paris, la Petite Couronne, et au-delà c’est le Mordor.

Et donc, il a peint ce canoë sur la rivière Yerres.

Canoë sur la rivière Yerres (source : Wikipedia)

Pendant ce temps, Claude Monet, lui, prenait l’Eurostar et posait son regard doux et sensible à Londres. Il laissait alors son œil saisir l’ambiance d’une vue du parlement britannique.

Le Parlement de Londres (source : Wikipedia)

Résultat, ce Palais de Westminster est magnifiquement transformé en une sorte de forêt fantomatique entourée dans tous les sens d’une Tamise rougeoyante qui cherche à remonter vers un ciel embrasé.

Van Gogh, lui, prenait le Thalys, puis le TGV pour Marseille, débarquait à Arles, séjournait à l’asile, se fritait avec Gaugin, se tranchait une oreille et faisait exploser son talent à la face du monde parce que c’était une question de vie ou de mort.

Nuit étoilée sur le Rhône (source : Wikipedia)

Résultat, un tableau splendide où le ciel ressemble à une photo prise par Hubble et où les étoiles tombent comme des lucioles pour venir laisser des traînées incandescentes à la surface de l’eau.

Eh bien comme pour Monet et Van Gogh, pour Caillebotte, le résultat est à la hauteur de l’engagement artistique, c’est à dire que son tableau est une daube.

Une végétation bâclée, des reflets sur l’eau hasardeux, et surtout, dans le canoë, un personnage dessiné avec une perspective qu’on pourrait pardonner s’il s’agissait d’un gribouillis fait à la va-vite par un cyclope astigmate. Polyphème (c’est le cyclope de l’Odyssée), mets ton monocle et tu feras mieux que Caillebotte (et sans doute mieux que personne, ha ha ha ! Vous l’avez ou pas ? (1)).

Ceci dit, je vous dois un aveu. À la fin de l’année dernière je suis allé au musée d’Orsay et j’y ai vu l’exposition consacrée à Munch, peintre démentiel capable de faire sortir, dans un portrait, une expression immédiatement reconnaissable en trois coups de pinceau.

Mais surtout, juste après Munch, je suis allé voir la peinture académique du XIXème siècle. Et alors là ma réaction a été la même que celle du pharmacien incarné par Jacques François dans Le Père Noël est une ordure — encore ce film, décidément.

Les peintres académiques du XIXème, genre Bouguereau, Gérôme ou Cabanel ont pondu des toiles techniquement parfaites mais pompeuses, chargées au point d’en être indigestes, et surtout, représentant des scènes religieuses oubliées et sans grand intérêt, ou des événements obscurs de la mythologie romaine dont tout le monde se fout.

À coté de ça, même Caillebotte passe pour un avant-gardiste.

J’imagine qu’à l’époque les vieux barbons de l’Académie des Beaux-Arts devaient trouver cela merveilleux et indépassable, pas comme les tableaux commis par ces sagouins d’impressionnistes.

Mais assez parlé de peinture, parlons plutôt deux-roues.

Il me reste quelques kilomètres jusqu’au centre de Leverkusen; quelques kilomètres de piste au bord du Rhin, et c’est joli.

Tableau impressionniste et minimal

Arrivé à Leverkusen, j’ai du mal à trouver mon chemin car il y a beaucoup de travaux. J’atterris dans une zone qui a été envahie par des extra-terrestres.

Soucoupe volante

Pas hyper futés les extra-terrestres, il y a quand même moins voyant que de poser son vaisseau sur le toit d’un préfabriqué en pleine ville. Allez savoir pourquoi ils sont venus ici.

Cependant, les travaux continuent et m’obligent à encore plus de détours.

Je finis par arriver devant un cinéma. Et une affiche m’attire l’œil.

Ils sont fous ces Germains, par Toutatis

Encore des travaux, encore des détours, dont un, final, par un parc au bord du Rhin, que je ne regrette pas parce que c’était très joli.

Parterre de fleurs, et au loin la soucoupe volante

Les fleurs ci-dessus sont des narcisses. Comment différencier des narcisses et des jonquilles, me direz-vous ? Facile : les narcisses, comme leur nom l’indique, ne pensent qu’à leur gueule, alors que les jonquilles sont beaucoup plus dans la gratitude ; d’où l’expression “Merci madame, vous êtes très jonquille”.

Puis je change de rive du Rhin, en passant sur un gigantesque pont.

Le Rhin depuis le pont ; au loin la raffinerie Chempark

Je traverse ensuite une immense zone industrielle, constituée d’une seule usine : celle de Ford. Il y a tellement de Ford, tiens, qu’on se croirait à la promo du dernier Indiana Jones.

Dans le quartier de l’usine Ford

Une fois sorti de cet endroit, je recommence à longer le Rhin (je vous avais prévenus, je l’ai beaucoup vu aujourd’hui).

Encore le Rhin

Alors que j’approche de Cologne, les industries disparaissent et la piste longe cette fois un parc tout tranquille au bord du fleuve. C’est bien plus agréable.

Ça sent comme quand on monte au Lac Noir au-dessus de Ste-Foy-Tarentaise
Le parc au bord du Rhin avec des merisiers en fleur

Sur ce, je commence à apercevoir la ville.

Au loin, Cologne

Les villes allemandes que je traverse, et Cologne en particulier, laissent encore beaucoup de place à la voiture. Même s’il y a des pistes cyclables partout, c’est parfois difficile de naviguer là-dedans.

C’est donc tant bien que mal que je débarque sur la place de la cathédrale.

Cathédrale de Cologne

Je me mets ensuite en quête d’un restaurant, et je finis par m’attabler à un restaurant appelé Maison de la radio ; se succèdent alors à ma table :

  • Guillaume Meurice avec un micro-trottoir, et même à Cologne il arrive à trouver des gens qui trouvent que l’Allemagne est un pays nul où il faut éviter de se rendre ;
  • Augustin Trapenard, qui vient me demander dans quelle mesure manger une salade en terrasse permet d’expérimenter une forme absolue d’un intime silencieux ;
  • Alain Finkielkraut, qui cherche à me faire dire qu’accompagner une salade de blancs de poulet d’un thé vert est peut-être l’expression d’une sorte de décadence.
Thé vert

Je réalise alors que ce matin, à cause des détours à Leverkusen, je n’ai fait que trente kilomètres et qu’il m’en reste encore près de cinquante cet après-midi. Petit coup de stress, mais ça devrait le faire.

Mon repas terminé, je prépare de nouveau le vélo et je quitte la ville, là encore c’est compliqué car j’ai toujours un peu de mal à repérer et à suivre les pistes cyclables. J’arrive enfin au bord du Rhin, au niveau du musée du chocolat.

Musée du chocolat

Sorti de Cologne, je file à toute berzingue sur une piste bordée d’un côté par le fleuve, de l’autre par de la forêt. Ça me rappelle la piste le long de la Loire l’été dernier, direction Nantes.

Vue cet après-midi

Après une petite heure de ce traitement, c’est une nouvelle traversée d’un port industriel, celui de Cologne-Godorf. Ensuite, c’est de nouveau la piste le long du fleuve.

Et sur ce, au bord de l’eau, c’est le moment d’une petite pause musicale.

Sur la radio Couleur3, juste après les infos de 7h00, une voix caverneuse fait “Il est très exactement… six heures soixante-six”

Et les kilomètres se suivent. Et les kilomètres se ressemblent. Au bord du fleuve.

Eau de Cologne en quatre lettres

Alors que je pédale tranquillement, un chien assis au bord de la piste me lance un regard triste, désespéré et quémandant un max de compassion. Je comprends en levant les yeux : assis sur un banc, son maître et sa maîtresse sont en train de se rouler une généreuse galoche. Pauvre chien qui se demande ce qu’il fait là et qui me regarde en mode Elsa Triolet en quittant le lit d’Aragon, selon Desproges : C’est pas qu’il se fait tard, mais je m’emmerde.

Puis j’arrive à Bonn, dont je ne vois pas grand-chose. Vu du bord de l’eau ça ressemble à une petite ville cossue. Je sais que Beethoven est né dans cette ville et qu’elle a été la capitale allemande pendant la Guerre Froide. C’est tout.

Tour Bismarck de Bonn, une des nombreuses tours construites pour honorer le chancelier Bismarck

Dans un parc, j’aperçois un écureuil qui traverse la piste (nod to my readers from Minnesota 😘).

Dernière image de la journée, le Rhin, toujours lui, et cette fois avec les contreforts du Massif Rhénan. Derrière ces montagnes, Francfort.

Rhin et montagnes

Suite à un dédale de petites rues, j’arrive au Airbnb que j’ai réservé pour ce soir. Serrure à code, clef à récupérer sur la porte de la chambre : je ne suis pas sûr de croiser le propriétaire des lieux.

Néanmoins, une fois entré, je rencontre la femme de ménage. Alors que je lui demande où je peux laisser mon vélo, elle me répond yo arriba y hablo solo español. Dépoussiérant mes notions d’espagnol et m’appuyant sur la théorie de mon cousin (“l’espagnol c’est comme le français mais avec des ‘o’ et des ‘a’ à la fin des mots”), j’arrive à me faire comprendre et sur les conseils de la gentille dame, je laisse donc ma monture dans le couloir.

Puis, comme d’habitude, repos, douche, lessive. Un petit resto italien du quartier avec une assiette de gnocchis noyés dans de la sauce tomate.

Je n’aurai pas vu Mark, le propriétaire du Airbnb : petit manque de contact humain en fin de journée. Mais j’étais content de parler à la femme de ménage.

Bilan de la journée :

  • Distance parcourue : 75,98km (cumulée 244,03km)
  • Temps passé à pédaler : 4h45 (cumulé 13h32)
  • Dénivelée : 199m (cumulée 312m)

(1) Dans l’Odyssée, Ulysse et ses compagnons sont prisonniers de Polyphème sur l’île des Cyclopes. Ulysse prétend qu’il s’appelle Personne, et un peu plus tard, crève l’œil de Polyphème avec un pieu en bois.

Quand Polyphème va voir ses potes cyclopes, ceux-ci lui demandent qui lui a fait ça, et Polyphème répond “c’est Personne”. Les autres cyclopes se disent que Polyphème a pété un boulon ou bien qu’il est encore bourré, et retournent vaquer à leurs occupations ; Ulysse et ses compagnons en profitent pour se barrer en loucedé de l’île.

Malheureusement, suite à sa ruse, Ulysse prend le melon et commet l’erreur de crier son vrai nom à Polyphème une fois qu’il est hors d’atteinte. Problème : Ulysse s’est évadé par la mer et Polyphème est le fils de Poséidon. Furax, ce dernier se venge sur Ulysse, lequel prend encore quelques années de rab avant de pouvoir enfin rentrer chez lui.


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5 commentaires sur « Fahrenheit: de Leverkusen à Bonn »

  1. Tes commentaires sur la peinture et les peintres nous ont éclatés. Je n’arrive pas toujours à mettre des mots sur certains tableaux, mais toi tu le fais à la perfection. J’entendais Claude rire depuis la cuisine, je me demandais ce qu’il était en train de lire. J’ai compris après avoir lu tes commentaires.
    Encore une belle balade le long du Rhin qui nous fait découvrir des paysages que nous ne connaissons pas. Merci du partage.
    A bientôt pour la prochaine. Bises
    Christiane et Claude

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  2. Encore des coins qui nous sont inconnus !
    C’est curieux, les villes ont des noms d’équipes de foot…
    Le Rhin a l’air d’être un beau fleuve quand il ne traverse pas des zones industrialisées.
    D’où la chanson d’Edith Piaf : « Non, Rhin de Rhin… » [Bof… 🤓🙁]

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  3. Tu as décidément des comptes à régler avec Caillebotte !
    Il y a aussi les « Nocturnes » de Whistler qui montrent la brume sur la Tamise, avec de beaux dégradés de couleurs.
    Bonne route

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  4. Tu nous avais caché que tu avais fait Histoire de l’art. Bravo pour tes commentaires des peintures de Monet et Van Gogh. Toujours aussi Fan de Caillebotte!!
    Nous avons encore fait un joli parcours en ta compagnie et les voyages au rythme de tes coups de pédales sont un vrai régal.

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