L’aéroport

John entre dans la chambre et insère la carte dans la fente prévue à cet effet. La lumière de la pièce, de la salle de bain s’allument. Une chambre petite mais propre et confortable, avec une salle de bains récente.
L’hôtel pour les passagers en transit de l’aéroport de Séoul est à l’étage supérieur, au-dessus du niveau principal du terminal. Fatigué, John prend une douche, sort son pyjama de son sac, et va se coucher. Il n’a même pas envie de regarder la télévision. Toujours la même chose, se dit-il, et avec toutes ces chaînes coréennes, je ne comprends rien.
De toute façon, il est tard, John est lassé par la journée qu’il vient de passer, alors il éteint la lumière et s’endort. Demain, en début d’après-midi, il prendra l’avion qui le ramènera chez lui.

John se réveille vers six heures du matin. C’est un peu tôt, mais la nuit a été bonne, et il n’a plus sommeil. Il peut libérer sa chambre d’hôtel à midi trente au plus tard, alors il décide de ranger ses affaires et de les laisser là pour se promener dans le terminal de l’aéroport les mains libres. Juste son portefeuille et un livre : « Cent ans de solitude », de Gabriel Garcia Marquez. Depuis le temps qu’il s’est dit qu’il allait commencer à le lire… Dans cet aéroport, il n’a qu’à s’asseoir sur un siège, dans une salle d’attente, un restaurant ou un snack.

Six heures et quart. John arpente l’artère du terminal, un immense couloir. Il croise quelques passagers, visiblement pour les premiers vols de la journée. Busan, au sud de la péninsule coréenne, Manille, aux Philippines, Bangkok, en Thaïlande.
Des employés de ménage passent, chacun traînant un chariot équipé d’un grand sac noir dans lequel il vide une poubelle du terminal, ou dépose un papier, un détritus qui se trouvait sur le sol.
John reconnaît, à leurs vêtements, des employés de différents magasins ou restaurants de l’aéroport. Starbucks Coffee, Subway, Charlie Brown Café. Chacun se dirige vers l’enseigne qu’il va ouvrir aux clients matinaux.
Puis les magasins du terminal ouvrent peu à peu. Leurs lumières sont déjà allumées, les employés s’agitent pour préparer l’ouverture de la journée ; les rideaux métalliques se lèvent, comme des paupières, mettant fin à une nuit de sommeil ininterrompu.

John parcourt presque la totalité du terminal, en direction de la porte 6, à l’extrémité opposée du bâtiment. A presque chaque porte devant laquelle il passe se trouve un avion. La plupart décolleront après dix heures du matin ; dans quelque temps, au sol, dans la cabine, autour de l’avion et à l’intérieur, une petite armée de gens grouillera pour vérifier l’état de l’appareil, assurer le ravitaillement en carburant, amener à bord la nourriture et les boissons destinées aux passagers.
Près de la porte 6 se trouve Gloria Jean’s, dont John sait que le café servi est tout à fait correct. Il demande un cappuccino et un muffin au chocolat. Viennoiserie industrielle, se dit-il. Mais cela lui remplit l’estomac. Il s’assoit sur un siège proche de la porte d’embarquement 7.
Quelques chariots circulent autour d’un A330 qui partira à à neuf heures et dix minutes pour Kagoshima. John sait que cette ville se trouve au Japon, mais il ne se souvient plus de comment il l’a appris.
Au loin, derrière l’avion, le soleil se lève et commence à inonder la baie vitrée.

Revenant sur ses pas en direction de son hôtel, au croisement de deux couloirs du terminal, John s’arrête un instant devant un endroit appelé Korean Culture Experience. Une femme, habillée en habit traditionnel coréen, a ouvert le centre peu avant sept heures du matin. Encore seule, elle prépare des démonstrations de broderie artisanale. Il y a là aussi des instruments de musique : une harpe, de petites flûtes.
John contourne une voiturette électrique qui diffuse une mélodie de Beethoven en permanence pour signaler sa présence, et entre dans un magasin de livres. Presque tous les livres en vente ici sont écrits en coréen, d’autre en chinois ou en japonais, mais le choix des livres en anglais est restreints. Les titres sont par ailleurs essentiellement des best-sellers qui présentent peu d’intérêt. John feuillette quelques ouvrages, mais ne parvient pas à en trouver un qui pourrait l’intéresser, ni même l’occuper durant son attente. Il y a aussi des cahiers et des stylos. John hésite, il repense à ce livre qu’il aimerait écrire ; enfin, pour être exact, qu’il aimerait commencer à écrire. C’est pourtant un jour comme aujourd’hui qui serait propice à un exercice d’écriture. Du temps, peu de distraction, un paysage agité et pourtant monotone, se renouvelant toujours à l’identique. Parfait pour laisser venir son inspiration.
Finalement, John quitte le magasin les mains vides.

Il est un peu moins de dix heures du matin. Le terminal s’est rempli de monde. Les gens qui circulent là sont en grande majorité asiatiques ; au milieu on voit quelques occidentaux soit perdus, soit fatigués, soit les deux. Certains cherchent à rejoindre leur correspondance et lèvent la tête pour scruter les panneaux indiquant les numéros des portes. D’autres déambulent dans le terminal, un peu hagard, balançant la tête à droite, à gauche, cherchant un plan qui pourrait leur dire au moins où ils se trouvent. Parfois, on les voit assis, une tasse de café à main, sur le siège de la salle d’attente d’une porte d’embarquement qui n’est pas la leur, mais qui leur offre le moment de repos dont ils ont besoin. Ils utilisent les prises de courant pour recharger leur téléphone, leur tablette numérique, leur ordinateur portable, faisant attention, en jetant des coups d’oeil sous les sièges, de ne rien oublier lorsqu’il quittent les lieux, tâtant leur poches pour s’assurer qu’ils ont bien leur passeport.

John reçoit un message sur son téléphone. La compagnie aérienne opérant son avion cet après-midi lui indique qu’il doit se rendre au comptoir Korean Air situé au quatrième étage du bâtiment d’embarquement.
Toujours la même chose avec eux, maugrée-t-il intérieurement. C’est bien la dernière fois que je vole avec cette compagnie.
John descend au deuxième niveau du terminal par les escalators pour prendre la navette automatique vers le bâtiment d’embarquement, de l’autre côté du tarmac. Des passagers sont là aussi, en nombre, se dirigeant, eux, vers leurs avions respectifs. John a l’impression de voir toujours les mêmes têtes, les mêmes sacs à dos de voyage, les mêmes valises de cabine, les mêmes sacoches, les mêmes téléphones, les mêmes passeports renfermant les mêmes cartes d’embarquement.
La navette emmène John à l’autre bout de l’aéroport. Encore des escalators, cette fois pour monter. Moment interminable durant lequel il reste immobile, se laissant porter avec des dizaines d’autres personnes, par un escalier mécanique, vers le sommet du bâtiment, vers le ciel, vers d’autres destinations.
John passe devant les salons de compagnies aériennes. Lieux inconnus qu’il ne connaît pas, réservés aux clients les plus fortunés, les plus réguliers. Il n’entrevoit que le rouge de fauteuils qu’il devine confortables, le noir brillant de tables basses destinées à accueillir revues et journaux économiques, ou téléphones et ordinateurs portables d’hommes en costume.
Aucune file d’attente au comptoir Korean Air, John s’y presse d’un pas rapide. Il ne sait pas ce qu’on va lui dire mais il est déjà las de ces problèmes d’avion, de personnel naviguant, de personnel au sol, de maintenance des appareils, d’itinéraires modifiés en raison des conditions météo.
Il présente son passeport et sa carte d’embarquement à l’hôtesse. Pas besoin d’autre explication, elle a déjà identifié John et le vol sur lequel il est censé embarquer cet après-midi.
John sent qu’il s’énerve lorsque l’hôtesse lui explique que pour des raisons indépendantes de la compagnie, son vol a dû être retardé de vingt-quatre heures, et qu’il ne partira donc que demain, à la même heure. Irrité, John n’écoute pas ce que dit la femme assise face à lui. Il tente de se calmer, se disant que s’énerver ne sert à rien, que les raisons du retard de son avion n’ont pas d’importance : le résultat est qu’il est coincé une nuit de plus dans cet aéroport.
Il ne parvient à dire à l’hôtesse que le fait que la situation l’agace, que ce n’est pas la première fois, et qu’il n’a pas que cela à faire de patienter dans cet aéroport, qu’il est loin de chez lui. L’hôtesse semble sincèrement désolée pour lui, mais lui répète que ni lui, ni elle, ne sont responsables, qu’elle n’a pas le choix et lui non plus. Elle jette sa carte d’embarquement à la poubelle et en imprime une nouvelle, la même en réalité, mais avec la date du lendemain. Elle donne aussi à John trois bons, l’un valant pour vingt-quatre heures d’hôtel et deux autres qui lui permettront d’avoir deux repas gratuits dans n’importe lequel des restaurants du terminal.
John la remercie puis quitte les lieux et redescend.

Arrivé au troisième étage du bâtiment d’embarquement, John regarde sa montre. Il est un peu plus de onze heures, il a encore plus d’une heure avant de devoir retourner à l’hôtel. Il va devoir demander à rester une nuit de plus. Tout en longueur, le bâtiment d’embarquement comporte bien moins de magasins et de services que le terminal principal. Il n’y a que des portes de chaque côté, et au milieu, un large couloir que l’on peut parcourir en accéléré grâce aux tapis mécaniques.
John décide, pour tuer le temps, de marcher sur la totalité de la longueur du bâtiment. Il regarde les avions parqués d’un air distrait tandis qu’il marche vers la porte 101. Aucun avion ne se trouve au bout de la passerelle, mais un vol pour Gangzhou est prévu à treize heure cinquante-cinq. Pas tout à fait l’heure à laquelle il aurait dû décoller aujourd’hui. John fait demi-tour, en direction de la porte 132. Là non plus, aucun appareil, juste un autre vol pour la Chine en fin d’après-midi.
John fait demi-tour pour rejoindre les escaliers qui le ramèneront aux niveaux inférieurs, à la navette, au terminal, à l’hôtel, car il est midi passé, et il doit informer le personnel de l’hôtel qu’il restera une nuit de plus.

Une nuit supplémentaire gratuite, deux repas gratuits dans cet aéroport, John décide d’en profiter, puisqu’il n’a pas d’autre choix. Il retourne au comptoir de l’hôtel. Le préposé n’est déjà plus le même que celui de ce matin, lorsqu’il a quitté sa chambre. Il donne sa carte et le bon que l’hôtesse de Korean Air lui a remis. L’employé le lit attentivement, puis lève la tête vers son client : il semble que vous allez devoir rester une nuit supplémentaire parmi nous ! John acquiesce d’un air désabusé. Il reprend la carte, désormais valide jusqu’au lendemain, remercie l’employé de l’hôtel, puis décide de repartir se promener dans le terminal à la recherche d’une occupation et d’un restaurant.
Il commence par aller acheter un exemplaire d’un quotidien en anglais, puis avise un restaurant un peu plus loin, au Food Court. Un escalator l’emmène au niveau supérieur du terminal. Il passe devant un KFC, nourriture qu’il déteste, et va s’asseoir à une table d’un restaurant dont il ne comprend pas le nom écrit en caractères de l’alphabet coréen.
Un serveur lui porte la carte en anglais. Rapidement, il choisit un plat et se lance dans la lecture de son journal. Essentiellement des nouvelles du monde asiatique, en réalité, et rien de bien passionnant. Des informations économiques sur des entreprises qu’il ne connaît pas bien, des faits de société qui concernent le Japon, la Thaïlande, l’Indonésie.
John mange son plat, qu’il trouve un peu épicé, mais très fin. Il reprend son journal et lit un article assez général sur la Chine aujourd’hui. Rien de très nouveau ni original, se dit-il. Il rappelle le serveur – est-ce le même qui l’a servi ? – et lui tend le bon-repas offert par Korean Air. Le serveur lit le bon attentivement, puis part avec. John quitte le restaurant en laissant son journal sur la table.

De retour dans le terminal, John consulte son téléphone. Aucun appel, aucun message. Il est simplement quatorze heures passées de vingt-deux minutes. N’ayant rien de mieux à faire, John continue, comme depuis le début de la matinée, à marcher dans le terminal. Il passe devant un magasin d’électronique. Tablettes, lecteurs mp3, ordinateurs, appareils photos. John hésite à rentrer, puis se ravise, comme toujours quand il est à proximité de ce genre de ce magasin, en pensant qu’il ne ferait que dépenser son argent pour passer le temps.
Il est toujours étonné du nombre de magasins de luxe dans cet aéroport. Vins et liqueurs, tabacs, vêtements de luxe… il n’y a pratiquement que ça à Incheon. On peut s’y ennuyer à ne rien faire, et s’y ennuyer à dépenser son argent.
John monte au niveau supérieur, où se trouve l’hôtel. Il sait qu’à cet étage, au-dessus de l’agitation des passagers en transit, cherchant à rejoindre leur avion dans la fourmilière du terminal, il y a des transats de repos. John s’assoit sur l’un deux. Ils sont tous vides. Il n’y a jamais personne à cet étage, dont l’escalier d’accès se trouve bien dans le terminal, au même niveau que les portes d’embarquement, mais néanmoins peu visible.
Désoeuvré, John ne cherche même pas le sommeil. Il reste là quelques heures, les pensées dans le vague. Il repense au livre qu’il a avec lui, qu’il n’a pas encore commencé bien qu’il semble intéressant. Il pense à son vol qu’il aura enfin demain, qui lui permettra de quitter enfin cet aéroport, où il se dit qu’il a déjà passé trop de temps.
John finit par se lever pour essayer d’aller ailleurs, voir si un autre endroit ne serait pas moins ennuyeux.

Quelques instants plus tard, John est à nouveau en train de marcher entre les portes d’embarquement du terminal. Toujours le même spectacle.
Des avions qui se vident de leurs passagers, des bagages qu’ils transportent, des détritus laissés dans la cabine, du personnel naviguant. D’autres, ou les mêmes un peu plus tard, se remplissant de passages, de bagages, de nourriture, de boissons. D’autres, ou les mêmes un peu plus tard, dont les portes se ferment, et qui sont poussés du terminal en direction des pistes de décollage. D’autres, ou les mêmes un peu plus tard, en bout de piste, moteurs au ralenti, prêts à partir, à quitter le sol pour ailleurs.
Des passagers qui débarquent dans le terminal et qui cherchent des yeux, sur leur carte d’embarquement, sur les panneaux lumineux, les numéros qui leur diront dans quelle direction ils doivent marcher. D’autres, ou les mêmes un peu plus tard, qui arrivent à la porte où se trouve leur avion, et qui cherchent des yeux un siège libre sur lequel s’asseoir. D’autres, ou les mêmes un peu plus tard, assis, attendant, tapotant sur le clavier de leur ordinateur, ou dormant la tête maintenue par un oreiller de voyage qui entoure leur cou.

Entre déambulations dans le terminal et dans les magasins, observations d’avions, de passagers et de magasins de luxe, de cafés et de réflexions, les yeux perdus au loin dans les couloirs, le tarmac ou le ciel, John finit par réaliser qu’il est presque vingt heures. La nuit est tombée, l’activité s’est peu à peu réduite dans l’aéroport. Restent quelques vols pour, principalement, les Etats-Unis et l’Asie du sud-est. Les magasins tournent au ralenti. Certains passagers en transit, ayant une correspondance le lendemain seulement, se sont déjà installés sur les sièges de salle d’attente dans les endroits les moins passants du terminal.
John regarde les derniers passager embarquer à bord d’un avion à destination de la Chine, les portes se fermer, la passerelle se rétracter vers le bâtiment, l’appareil être poussé vers le tarmac, rouler en direction de l’extrémité d’une des pistes, attendre quelques dizaines de secondes, puis prendre son élan et enfin quitter le sol dans un bruit sourd étouffé par la paroi de verre. Lorsque l’avion n’est plus qu’un point clignotant dans le ciel, John se lève, se dégourdit les jambes et marche en direction d’un endroit où il pourra prendre son dernier repas de la journée.
La fatigue, le désœuvrement et les cafés qui ont rythmé son après-midi lui ont coupé l’appétit, et c’est sans grande conviction qu’il opte, à la place d’un véritable repas, pour un sandwich. De toute façon ce n’est pas dans ses habitudes de beaucoup manger le soir. L’employée prend le papier qu’il lui tend, le lit attentivement et reconnaît le bon-repas délivré par Korean Air : elle le range dans un tiroir de son comptoir, puis, tendant à John son sandwich, elle lui souhaite une bonne soirée.

John retourne lentement à son hôtel pour passagers en transit, mangeant tout aussi lentement le sandwich qu’il vient d’acheter. Il fait à présent nuit noire et seule une poignée de vols sont encore sur le point de partir, en cette soirée à l’aéroport de Séoul. Il parcourt une des ailes du terminal, pour passer le temps. Des gens dorment sur les sièges des salles d’attente. Les magasins ferment les uns après les autres. John termine son sandwich et jette le papier dans une poubelle.
Ses yeux commencent à le démanger, signe qu’il est temps d’aller se coucher. De toute façon, que faire d’autre ? A la porte 43, il prend l’escalier et se dirige vers l’entrée de l’hôtel, toute proche. Il passe devant l’employé, qui vient de commencer sa nuit derrière le comptoir, et lui souhaite une bonne nuit, puis s’engouffre dans le couloir, à la recherche de sa chambre.

John entre dans la chambre et insère la carte dans la fente prévue à cet effet. La lumière de la pièce, de la salle de bain s’allument. Une chambre petite mais propre et confortable, avec une salle de bains récente.
L’hôtel pour les passagers en transit de l’aéroport de Séoul est à l’étage supérieur, au-dessus du niveau principal du terminal. Fatigué, John prend une douche, sort son pyjama de son sac, et va se coucher. Il n’a même pas envie de regarder la télévision. Toujours la même chose, se dit-il, et avec toutes ces chaînes coréennes, je ne comprends rien.
De toute façon, il est tard, John est lassé par la journée qu’il vient de passer, alors il éteint la lumière et s’endort. Demain, en début d’après-midi, il prendra l’avion qui le ramènera chez lui.