Alors qu’elle approche de l’angle de l’avenue de la République et du boulevard Robert Schumann, Alice regarde le feu tricolore, au loin. Une file de voitures s’est formée devant le feu rouge. Alice ne commence pas encore à ralentir et laisse sa voiture filer.
Alice remarque alors qu’un camion blanc vient de déboucher de la rue Frédéric Chopin, sur la droite, pour s’engager dans l’avenue de la République, juste devant elle. Elle réfléchit et réalise que la rue Frédéric Chopin se termine sur un stop : elle a priorité sur le camion.
Du regard, Alice cherche le visage du chauffeur. Celui-ci est en train de négocier son virage pour s’insérer sur l’avenue et a la tête tournée en direction du feu tricolore. Alice ne voit que son oreille gauche, sa nuque, l’arrière de son crâne. Alice comprend que le chauffeur du camion ne l’a pas vue. Il sort lentement de la rue Frédéric Chopin et n’aura pas terminé sa manœuvre au moment où Alice sera à la hauteur du stop.
Alice se souvient d’un autre camion blanc, d’un autre chauffeur qui n’avait pas non plus vu la voiture dans laquelle elle était assise. À l’époque, c’est son père qui conduisait et elle occupait le siège passager. Elle avait alors treize ans.
La voiture de son père avait heurté le camion de plein fouet, son côté gauche s’encastrant sous le camion. Alice se souvient du choc, de la ceinture écrasant sa poitrine, de sa tête projetée vers l’avant et tirant sur son cou. Elle se rappelle ses jambes, ses bras, entraînés par la brutale décélération, comme si elle avait été une poupée de chiffon. Puis elle avait constaté que sur sa gauche, son père était écrasé par le plafond de la voiture.
Alice ôte son pied de la pédale d’accélérateur et le déplace vers la gauche pour freiner. Elle agrippe le volant. Son pied droit commence à appuyer sur le frein. Elle sait que ça ne servira pas à éviter le camion.
Alice se souvient de l’attente dans la voiture, à côté de son père. Le pompier l’avait fait sortir sans problème ; pour son père il avait fallu dégager la carcasse coincée sous le camion, puis découper la carrosserie. Puis, alors qu’elle était assise dans l’ambulance, avec un médecin qui constatait qu’elle n’avait rien, elle avait compris que son père était mort.
Alice enfonce la pédale la pédale de frein et sent sa voiture ralentir. De nouveau elle sent la ceinture appuyer sur son torse. Ses cheveux, projetés vers l’avant, apparaissent dans son champ de vision.
Alice avait trouvé ça tellement injuste. Elle n’avait rien et son père était mort, alors qu’ils avaient eu le même accident, dans la même voiture qui avait percuté le même camion. Dans les mois qui avaient suivi, elle s’en était voulu de voir sa mère pleurer, de ne pas avoir de séquelles, de devoir reprendre une vie à peu près normale, et elle ne s’était jamais départie de cette culpabilité.
Des années plus tard, vers dix-sept ans, elle cassait des verres pris à la cuisine et scarifiait ses bras avec un éclat bien coupant. Elle sentait qu’elle avait survécu au détriment de son père.
À présent, Alice ne voit plus que le flanc du camion. Sa voiture roule encore trop vite et le camion est si lent qu’il semble presque immobile.
Après son bac, Alice était allée à Deauville avec d’autres élèves de sa classe pour fêter la fin du lycée. Sur la plage, l’alcool avait coulé à flots. Au delà de sa troisième bière, son seul souvenir était celui de son père, mêlé à la sensation d’être complètement ivre. Puis la gendarmerie. Puis le retour à Paris. Sa mère n’avait rien dit.
Alice avait eu honte de boire autant. Son père n’aimait pas l’alcool.
Alice sent la voiture continuer sur sa lancée et voit le camion se rapprocher. Elle pense que son père avait sans doute eu la même sensation d’impuissance lors de l’accident.
À vingt-huit ans, Alice avait vécu en couple avec José. José l’humiliait quand ils étaient en public et l’insultait quand ils n’étaient que tous les deux.
Alice se laissait faire. Elle le trouvait méchant et pensait que son comportement était excessif, mais que sur le fond, il avait raison. Elle se sentait pas à la hauteur du souvenir de son père.
Encore son père… Elle aurait voulu qu’il soit là. Elle aurait voulu avoir sa force et pouvoir se sentir l’égale de José. Elle aurait aimé être heureuse.
Un jour, José avait annoncé qu’il allait épouser Sonia, une des filles avec lesquelles il avait trompé Alice. Un test de dépistage du VIH s’était révélé négatif.
Au moment où sa voiture touche le camion, d’autres souvenirs reviennent à Alice. Son père qui jouait avec elle dans le jardin. Son père qui lui préparait des crêpes, qui restait à la maison avec elle quand elle était malade. Son père qu’elle avait abandonné, le jour de l’accident.
Alice sent qu’on lui prend la main. Elle tourne la tête et voit son père, installé dans la voiture avec elle. Alice sent ses yeux s’embuer. Elle ouvre la bouche, mais aucun son ne sort.
Son père la regarde avec un sourire bienveillant et laisse Alice étreindre sa main. Alice scrute les yeux de son père et sourit à son tour. Elle est heureuse de le revoir. Elle réalise qu’il ne l’a jamais quittée alors que depuis l’accident elle a cherché en vain sa présence, sans comprendre qu’il était là, à chaque instant.
Alice sent que son père est heureux d’être avec elle.
Alice regarde à nouveau devant et sa voiture commence à disparaître sous le camion. Elle a freiné de toutes ses forces, aussi rapidement que possible, mais elle n’a rien pu faire. Son père non plus n’avait rien pu faire.
Son pied écrasant la pédale de frein, elle prend conscience que l’accident n’était pas sa faute, pas plus que sa survie.
Alice s’aperçoit qu’elle n’a pas envie de mourir. Elle avait perdu son père dans l’accident, mais depuis, il avait toujours été à ses côtés. Quoi qu’il arrive désormais, elle sait que que son père restera avec elle. Elle aurait pu être heureuse, se dit-elle.
Alice cesse de bouger.
Alice ouvre les yeux. Elle ne voit que le pare-brise éclaté. La voiture est immobile, à présent. Elle sent que son corps est meurtri, mais ne ressent aucune douleur inquiétante. Machinalement, elle ôte sa ceinture et sort de la voiture en poussant la porte qui s’est ouverte toute seule sous le choc.
Alice fait quelques pas, regarde autour d’elle, hébétée, et s’assoit sur le rebord du trottoir.
Alice enlève ses lunettes, des lunettes en plastique rouge. Elle se souvient du jour où elle les a reçues, elle allait avoir douze ans. Elle se souvient aussi du jour où elle les a elle-même mises à la poubelle : sa vue avait tellement changé que les lunettes ne servaient plus à rien, même comme paire de rechange. Aujourd’hui, elle tient ces lunettes dans ses mains.
Puis Alice réalise qu’elle a poussé la porte de la voiture de sa main droite ; elle a aussi défait sa ceinture avec la main gauche, comme si elle avait été assise du côté passager. Elle ne comprend pas.
Un peu plus tard, un médecin l’examine dans l’ambulance. Derrière l’épaule du médecin, par la porte restée ouverte, une affiche publicitaire attire son attention. Elle ne la voit pas entièrement, mais quelque chose l’intrigue.
Le médecin se tourne et Alice voit l’affiche dans son intégralité : Nirvana sera en concert au Zénith de Paris le 14 février 1994.
Alice se lève et descend de l’ambulance. Dehors, la voiture a été extraite. Les pompiers s’affairent pour en sortir le père d’Alice.
Quelques larmes glissent sur ses joues. Elle regarde ses mains, des mains d’enfant avec un vernis à ongle bleu sur la main gauche et vert sur la main droite. Lentement, elle se dirige vers l’avant de l’ambulance et ajuste le rétroviseur pour y faire apparaître son reflet.
Alice reconnaît le visage qui figure sur sa carte d’identité, celle en papier, avant l’apparition des modèles plastifiés, celle qui a expiré il y a plus de quinze ans, et que sa mère a gardée.
Le médecin vient la voir. Il semble soucieux et lui demande comment elle se sent.
Ça va bien, lui répond-elle en souriant.