Journal trouvé dans les archives du Blue Prince Motel, Greenwood, Mississippi ; reproduit ci-après en intégralité.
Un soir de juin 1931, alors que je marchais le long d’une route dans le comté de Clarksdale, Mississippi, je fis une rencontre qui allait me projeter dans un monde dont tout homme devrait rester ignorant, quel qu’en fût le prix.
Je logeais alors chez ma tante qui vivait dans une petite bicoque sur Pearson Street. Ma tante, très pieuse, allait tous les jours à l’église, essayant de m’y traîner avec elle afin que je puisse y trouver, disait-elle, une rédemption à ma vie dissolue qui ne pouvait m’apporter que des ennuis. Ce soir-là, donc, je décidai d’une promenade au crépuscule, afin d’échapper d’une part aux sermons de ma tante, et en même temps à la fournaise qui régnait dans son logis, conséquence d’un orage qui se préparait. À tout hasard, j’avais emmené avec moi ma guitare, dans l’espoir de trouver un banc public pour y gratter quelques notes. Ma tante, considérant que cet instrument était la source de tous mes problèmes, refusait que j’en joue sous son toit, et j’avais eu toutes les peines à lui faire accepter que j’entre chez elle avec.
Ce soir-là, j’avais joué à Clarksdale, au Timber Mill, et pour la première fois, je m’étais demandé si j’avais véritablement un avenir dans la musique. Tom Clark, le patron, m’avait dit qu’il voulait des musiciens pour faire venir des clients et non pour les faire fuir.
Trois mois auparavant, Son House, que beaucoup de jeunes guitaristes admiraient, m’avait dit lors d’une soirée à Robinsonville que si j’étais embauché par les tenanciers de bars, c’était surtout parce que mon jeu pouvait faire déguerpir les rats qui infestaient les caves clandestines.
Absorbé dans mes pensées, je ne prêtais pas attention aux rues et chemins que j’empruntais, tant et si bien qu’au moment où je me décidai à faire demi-tour, je me rendis compte que je n’avais aucune idée de comment regagner la maison de ma tante.
Une obscurité pressante s’invitait à mesure que la nuit tombait, en dépit de la lumière peu rassurante émise par l’éclairage public. En levant la tête, je devinais un ciel écrasant et couleur de suie. C’était le ciel que l’on connaît dans ces contrées du Mississippi, quand arrive un de ces orages de chaleur qui accable de fatigue hommes et animaux, et transforme le pays en une étuve humide et étouffante, sans qu’une pluie bienfaitrice daigne apporter une quelconque fraîcheur.
À demi somnolent à force de marcher dans cet air à peine respirable, je m’assis sur un rocher à l’angle de deux rues dont je ne reconnaissais pas le nom. L’une des deux rues était bordée de maisons dont aucune des fenêtres n’était éclairée. Quant à l’autre, aucune habitation ne s’y trouvait, et elle disparaissait rapidement dans un bois qu’on devinait dense et inhospitalier. Fermant les paupières, je tentai de reprendre ma respiration à la faveur d’une brise fraîche, puis je sortis ma guitare de son étui et déliai mes doigts avec quelques arpèges.
C’est alors que je remarquai la présence d’un homme devant moi. Il fit deux pas dans ma direction et, entendant ses bottes claquer sur le sol, je fus surpris de ne pas l’avoir entendu arriver. Grand, mince, élancé, il était vêtu d’un manteau qui touchait presque terre, d’une couleur indéfinissable, et que la lueur du réverbère tout proche me faisait apparaître tantôt d’un gris luisant, tantôt d’un noir profond. Je devinais des mains longues et étroites, gantées malgré la chaleur qui régnait. De même, le col de son manteau était relevé et cachait presque entièrement ses joues. Sa tête était recouverte d’un chapeau aux larges bords, laissant ses yeux dans une pénombre menaçante ; et, bien que je ne pus rien voir de son visage, je sentais un regard perçant et paralysant sur moi.
L’espace d’un instant, il me vint à l’esprit que c’était un de ces Blancs du Sud qui m’avait suivi, pour me faire la peau ; mais je savais qu’en général les Blancs ne s’en prenaient que très rarement seuls à un nègre. Par ailleurs, l’impression sombre que me donnait cet homme était bien différente de tout ce que j’avais pu ressentir en croisant les yeux simplement menaçants d’un Blanc.
Il baissa lentement la tête vers le sol, et son regard s’arrêta sur l’étui qui contenait ma guitare. Tout en s’accroupissant, il ôta ses gants, dévoilant des doigts effilés, semblables à des lames de couteaux. Je vis ses mains caresser l’étui, comme s’il cherchait à y imprimer sa marque et à le faire sien.
Il posa l’extrémité de ses doigts sur les verrous et ouvrit l’étui. De sa main droite, l’homme saisit le manche de l’instrument, puis se releva. Bien que son attention fut portée sur la guitare, je me sentais toujours sous son autorité et j’osais à peine regarder ses mouvements ; quant à tenter de fuir, ce n’était même pas envisageable.
L’homme s’était remis debout ; il mit la guitare contre lui, comme pour en jouer. J’observai les doigts de sa main gauche sur chacune des clefs de la tête, puis il plaqua un accord et sa main droite fit résonner les cordes. Je tressaillis d’ébahissement : je n’avais pas accordé ma guitare depuis deux jours ; avec le temps chaud et changeant de la soirée, elle s’était assurément désaccordée ; or il venait de l’accorder à la perfection sans avoir besoin de faire sonner une seule corde.
Devinant mes pensées et ma surprise, il porta de nouveau les yeux sur moi. L’homme plaqua un nouvel accord ; je ne parvenais pas à reconnaître le son de mon propre instrument. Les notes sonnaient d’une façon cristalline que je n’avais encore jamais entendue, avec une richesse déconcertante. Étrangement, le son était aussi bien plus ample et puissant, comme si la musique résonnait depuis les nuages, et laissa dans mes oreilles un bourdonnement envoûtant.
De nouveau, l’homme se baissa, ses yeux toujours invisibles plongés dans les miens, et me tendit l’instrument. J’attrapai la guitare, impuissant à remercier ce musicien inattendu ; je la plaçai à plat sur mes genoux et constatait que le bois en était chaud au toucher. Une lueur fugace passa sur les cordes.
Levant la tête, je constatai que l’homme avait disparu. Je me levai, hébété, cherchant du regard sur chacune des rues, mais je ne vis ni âme ni lumière. Plus rien ne troublait l’air et la tension inquiétante qui était apparue avec cet étrange visiteur s’était estompée.
Aussi rapidement que mon effarement me le permettait, je rangeai ma guitare dans son étui et je repartis par la route qui m’avait mené à ce croisement, non sans jeter ça et là des regards inquiets.
Sans le savoir comment, je parvins à retrouver la maison de ma tante. La fenêtre de la pièce où je dormais était ouverte et je décidai de passer par là pour entrer, moins pour éviter de déranger ma tante que pour ne pas avoir à lui raconter ce que je venais de vivre. Je m’allongeai sur la paillasse tout habillé et je sombrai immédiatement dans un sommeil profond.
Le lendemain, je me levai parfaitement reposé et l’esprit clair, n’était-ce les restes d’une vague inquiétude. Je compris que la rencontre surnaturelle qui persistait dans mes souvenirs, et qui était manifestement la source de ma préoccupation du matin, était certainement un rêve qui ne méritait pas que je lui apporte plus d’importance, et qu’une fois la journée entamée, il n’en resterait rien.
Ouvrant la porte de la pièce, je tombai nez à nez avec ma tante. Elle avait mis sa plus belle robe, un petit chapeau assorti et ses gants blancs qu’elle mettait lorsqu’elle se rendait à l’église ou chez une de ses connaissances auprès de laquelle elle voulait faire effet et se présenter comme une femme respectable.
« Eh bien ! Tu as dormi tard ce matin ! Tu n’étais pas là quand je suis allée me coucher hier soir, aussi n’ai-je pas eu le cœur à te réveiller. Comme tu vois, je suis prête pour aller à l’église. Veux-tu te joindre à moi ce matin ? »
Une fois n’était pas coutume, j’acquiesçai. Je pensais que cela me ferait du bien de côtoyer un peu de monde, et cela présentait en outre l’avantage certain de mettre ma tante de bonne humeur, laissant présager une bonne journée.
Durant l’office, j’écoutai le sermon du révérend d’une oreille distraite. Il y était question de rédemption, de droiture morale, d’amour de son prochain. Sans être y absolument hermétique, je trouvais que ce n’était là que redites et rengaines, et je pris mon mal en patience. Cependant, lorsque le chœur des gospels commença à chanter, accompagné par un piano, je notai quelque chose de différent. J’étais déjà venu à l’église avec ma tante, et j’avais assisté à chaque fois à la prestation du chœur, composé des mêmes fidèles, et accompagné par le même pianiste ; mais aujourd’hui je reconnus immédiatement que le piano était désaccordé. Le Do3, le Mi7 et le Fa6# étaient trop bas ; le Mi7, le Ré2 étaient trop haut. Par ailleurs, un des ténors chantait faux, et le baryton chantait un huitième de temps en avance.
Personne ne semblait se soucier de ces dissonances ; d’ailleurs, j’en eu confirmation auprès de ma tante qui me dit que le gospel était, selon elle, aussi bon que d’habitude.
Une fois rentré chez ma tante, je récupérai ma guitare et ressortis m’asseoir sur un banc public. Je fus alors stupéfait de voir mes doigts se promener sur le manche avec une rapidité, et surtout une précision que je n’avais encore jamais réussi à atteindre. Tous les accords que je connaissais sonnaient bien mieux qu’avant, et les improvisations que je tentais étaient également bien plus variées, bien plus fines que tout ce que j’avais réussi jusqu’alors. C’était comme si les cases de la touche attiraient mes doigts.
Mieux encore, cette nouvelle versatilité me grisait et me procurait un sentiment de confiance et de fierté, bien loin de mes prestations il est vrai souvent laborieuses dans les tavernes de seconde zone de la région.
Sûr de moi, je retournai voir Tom Clark. Son adjoint m’informa qu’il était absent, mais, remarquant l’étui de ma guitare, me demanda si je pouvais lui jouer un air : Son House, qui devait se produire ce soir-là, était souffrant et ne pourrait pas assurer sa prestation.
Tenant ma revanche sur House, je ne me fis pas prier et je jouai l’introduction et le premier couplet de I Believe I’ll Dust My Broom. L’adjoint de Clark se montra convaincu et me dit même qu’à son avis, Son House ne jouait pas aussi bien, ce qui me remplit de satisfaction. Il me donna un billet de 1 dollar en guise d’acompte, et me demanda de revenir le soir pour huit heures.
À l’heure dite, j’arrivai au Timber Mill. Tom Clark fut surpris de me voir, puisqu’il m’avait éconduit à peine quelques jours auparavant. Je le vis me regarder d’un air menaçant ; néanmoins, étant le seul musicien disponible, il n’avait pas d’autre choix que de me laisser jouer.
Je commençais par Sweet Home Chicago. La sensation excitante de jouer à la perfection, que j’avais ressentie sur le banc devant chez ma tante, était toujours là, et semblait même avoir déteint sur ma voix, car je parvenais à chanter plus fort et à maîtriser davantage ma tessiture sans forcer. Sur mon instrument, mes mains se promenaient instinctivement. Suivirent Walkin’ Blues et Come On in My Kitchen. Avant la fin de ce dernier morceau, la foule des spectateurs s’était considérablement étoffée, et dans les yeux de Tom Clark la menace avait laissé la place à une incrédulité effarée.
À la fin de Preaching Blues, j’étais en transe, et tandis que ma guitare commençait à produire des sons étonnants, des paroles que je n’avais ni écrites ni entendues sortirent de ma bouche :
Well, I stand up next to a mountain
And I chop it down with the edge of my hand
Well, I stand up next to a mountain
And I chop it down with the edge of my hand
Well, I pick up all the pieces and make an island
Might even raise a little sand (1)
À la fin de ma prestation, mon auditoire semblait envoûté. Même Frank, l’homme de main de Tom Clark, un homme haut et large, aux yeux méprisants et aux poings effrayants, qui se vantait d’avoir lynché lui-même trois nègres, paraissait captivé par la musique. Tom Clark vint me voir au moment où je rangeais ma guitare, et rajouta cinq billets verts aux dix dollars qui avaient été convenus.
« Il y a un truc pas clair chez toi, gamin, et je ne peux pas dire que je sois tranquille avec ça. Tu viens ici il y a trois jours, tu sais à peine aligner trois notes correctes, et ce soir tu joues mieux que n’importe qui que j’aie jamais vu. C’est bon pour mes affaires, mais je veux pas que tu reviennes ici »
Je pris mon argent et quittai les lieux. Je savais que je rencontrerais le succès ailleurs et que je n’aurais pas besoin de revenir au Timber Mill. Je retournai chez ma tante pour une dernière nuit, et dès le lendemain, je repris le chemin de Robinsonville.
Dans un premier temps, j’allai rendre visite à Son House. Je lui montrai une suite d’accords d’une chanson que j’avais commencé à écrire, Cross Road Blues, puis improvisai un bref solo.
C’est sans vantardise que je puis dire que Son se montra éberlué. Il jugea mes progrès « miraculeux », non seulement pour ma toute nouvelle dextérité, mais aussi sur le son que je parvenais à faire sortir de ma guitare, lequel, dit-il, semblait surnaturel tellement il était précis, riche et limpide.
À Robinsonville, je passai une semaine à jouer tous les soirs, chaque jour dans une taverne différente. Chaque fois, je triomphais, je rassemblais des dizaines de spectateurs qui, tous, tombaient sous le charme de ma musique. Je négociais des cachets toujours plus élevés. Chaque soir, je dormais avec une nouvelle femme. Je troquai mes guenilles de la communauté cotonnière contre des costumes sur mesure.
Je quittai Robinsonville pour le Delta du Mississippi, dont j’écumai la plupart des villes, partageant parfois la scène avec Sonny Boy Williamson II, Elmore James, Johnny Shines.
Quelques années plus tard, je partis à San Antonio pour enregistrer mes chansons, puis je revins au Mississippi.
C’est là que, je le sais aujourd’hui, j’étais sur le point d’être rattrapé par un destin auquel, au fil du temps, j’allais être de plus en plus asservi.
Un soir que je jouais dans un bar à Greenwood, je sentis dans la salle une présence indicible. Accoudé au bar, face à moi, je reconnus le large chapeau de l’homme qui avait accordé ma guitare sans même en gratter les cordes. Sa haute silhouette piégeait mon regard, de la même façon que lorsque j’avais croisé sa route à Clarksdale.
Cette fois, il pointa son index vers moi, puis me tourna brusquement le dos. À ce moment, mon attention fut attirée par le bruit d’un verre se brisant au sol. Lorsque je regardai à nouveau dans la direction de l’homme en noir, je ne le voyais plus, ni devant moi, ni nulle part dans la salle.
Bien que cette apparition fut tout aussi inquiétante que la première fois, lorsque je l’avais rencontré à Clarksdale, une inexplicable intuition me la faisait à présent considérer comme un sombre présage.
Je terminai ma prestation et allai me coucher à l’auberge située un peu plus loin dans la rue, où l’on m’avait réservé une chambre.
La vision de cet homme était imprimée dans mon esprit et je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Je restais allongé des heures sur mon lit, scrutant le plafond, luttant vainement contre l’ombre de cet inconnu qui envahissait ma raison.
Finalement, je me levai, pris mon carnet et commençai à écrire les paroles d’une nouvelle chanson pour tenter d’occuper mon esprit à autre chose. J’étais cependant encore largement en proie à l’image de l’inconnu, et l’inspiration était laborieuse, si bien qu’après avoir écrit quelques lignes, je finis par bailler de lassitude. Mon corps épuisé, je m’étendis de nouveau sur le lit et je sentis mes paupières se refermer.
La nuit fut agitée, comme si l’homme au chapeau avait pris possession de la chambre, allant, venant, jouant quelques notes à la guitare, se penchant sur moi, se relevant brusquement.
Je le vis ouvrir son large manteau, qui se transforma progressivement en de larges et puissantes ailes. Il jeta son chapeau et je pus enfin voir sa tête ; c’était une vision d’épouvante et je ne connais pas de mot pour décrire ce visage — si on pouvait appeler ça un visage — qui se tenait devant moi. On eût dit la personnification d’un cri d’horreur qu’aucun être sur cette Terre n’aurait pu prononcer ; au mieux pourrais-je avancer que sa tête ressemblait à un poulpe. Sa peau était constituée d’écailles semblant à la fois molles et dotées de bords tranchants. Je réalisai que j’étais en train de basculer dans la folie à l’instant où je vis ses deux yeux lumineux, d’une couleur comme venue d’un autre monde, et surtout sa taille, gigantesque alors qu’il tenait néanmoins dans la chambre, comme si l’espace autour de cette créature lui était soumis et se tordait pour obéir aux contours de ses formidables dimensions.
Les murs de la chambre ne tardèrent pas à disparaître, et le plafond à s’ouvrir sur un ciel rempli de plus d’étoiles que je n’en avais jamais vu ; autour de moi s’élançaient des monolithes et des murailles faites de blocs de pierre noire titanesques, le tout ruisselant d’une vase verte et sinistre. Nombre de monolithes étaient couverts de hiéroglyphes, et la géométrie de certains blocs de pierre semblait anormale, incohérente, comportant des angles impossibles.
L’instant d’après, j’étais assis sur le lit, en train de jouer des accords que je ne connaissais pas, et ce n’était pas mes mains qui grattaient les cordes mais les mains griffues de la créature, alors que je sentais ses ailes m’envelopper. Je vis sur mon bras gauche, à l’intérieur du poignet, un tatouage représentant un poulpe.
Jetant la guitare au sol, je précipitai ma tête sur l’oreiller en fermant les yeux ; lorsque je les rouvris, le soleil inondait la chambre. La guitare était rangée dans son étui, et sur mon bras, aucun tatouage n’était visible.
Mais je sentais que j’étais lié à l’homme au chapeau, à la créature que j’avais vue, ou à quelque autre entité venant à l’évidence d’un endroit où les humains n’ont pas leur place, et je compris qu’il était désormais trop tard pour moi.
La seule trace de la nuit tenait en quelques lignes griffonnées dans mon carnet posé sur la table :
Fearless wretch, insanity
He watches, lurking beneath the sea
Timeless sleep has been upset
He awakens, hunter of the shadows is rising
Immortal
In madness you dwell
In madness you dwell
Not dead which eternal lie
Stranger eons death may die
Drain you of your sanity
Face the thing that should not be (2)
J’arrachai la page, que je brûlai immédiatement, je rangeai prestement mes affaires et je repris ma route.
Dans les semaines qui suivirent, des cauchemars similaires se reproduisirent. J’aurais donné n’importe quoi pour ne plus avoir à toucher cette guitare, mais chaque jour, le soir venu, c’est malgré moi que je m’installais dans un bar avec mon instrument ; dès que je commençais à jouer, j’étais en transe, je ne pouvais plus m’arrêter et le public était envoûté.
Un soir, de passage à Clarksdale, je vins dormir chez ma tante. Lorsque j’entrai chez elle, la pauvre femme lâcha la pile d’assiettes qu’elle tenait dans les mains, portant celles-ci sur ses joues et ouvrant les yeux dans une expression de terreur inouïe. Elle joignit les mains et commença à prier, puis me lança « Seigneur ! Que t’est-il arrivé ? Tu ressembles à ces impies de sang-mêlé ! Robert, pour l’amour de Dieu, que t’est-il arrivé ? »
Ma tante faisait référence à ces métis d’origine modeste et à l’esprit souvent simple, dont on disait qu’ils se retrouvaient au plus profond des bayous du Mississippi pour s’adonner à des rites ancestraux et blasphématoires, faisant partie d’un culte mal connu et teinté de vaudou.
Elle me fit asseoir et me servit à manger, par charité et parce que j’étais de son sang, mais elle fut incapable de se départir de son expression éberluée et méfiante, comme si j’avais déjà basculé du côté des ténèbres dont elle entendait parler à l’église.
Quant à moi, je me sentais certes en bonne forme physique, mais également en proie à l’anxiété sourde qui me taraudait ces derniers temps, tout comme la peur de dormir, du fait de la récurrence de mes cauchemars.
Le présage que j’avais ressenti en revoyant l’homme au chapeau à Greenwood était chaque jour plus présent ; la réaction de ma tante ne fit que renforcer l’idée que j’étais désormais l’esclave d’une des émanations que je voyais dans mes rêves, et il était clair que bientôt l’heure viendrait où m’attendait une terrible destinée.
Je prenais conscience que mon fabuleux talent de musicien, qui m’avait apporté fortune et gloire ces dernières années, n’avait rien à voir avec moi. Tom Clark, en refusant que je remette les pieds dans son établissement malgré les gains financiers que cela signifiait pour lui, et Son House, en parlant de surnaturel, ne s’y étaient pas trompés : ce don venait d’ailleurs et sous peu, j’allais devoir rendre des comptes.
Quelques semaines plus tard, de retour à Greenwood, je terminai mon concert et rejoignis ma chambre au Blue Prince Motel. Mon pressentiment d’être lié à l’homme au chapeau était à son paroxysme, et je sentis qu’ici tout se terminerait. La fin approchait, et, avec elle, viendrait une délivrance, car je n’aurai plus à endurer ces rêves atroces et ces soirées à jouer de la guitare sous emprise.
En même temps, je présageais qu’après la fin, j’allais connaître, vraisemblablement durant une éternité d’éternités, une condition innommable et rencontrer une réalité effroyable ne laissant aucune place au salut et à la miséricorde, où l’être humain n’est rien de plus qu’un insignifiant détail dans un monde bien plus vaste que celui auquel son esprit limité lui donne accès.
Il ne me reste plus qu’à m’allonger sur le lit, à fermer les yeux et à attendre le sort qui m’est réservé, car c’est ce soir que l’homme au chapeau réapparaîtra, et c’est dans cette chambre qu’il viendra me chercher.
Durant les instants qu’il me reste, je prie pour qu’aucun œil ne lise ces lignes, au risque de devoir un jour faire face à la même révélation que celle qui m’attend, et de, comme moi, sentir sa raison décliner vers un irrémédiable abîme de folie.
Robert Leroy Johnson, Greenwood, Mississippi, 16 août 1938
(1) The Jimi Hendrix Experience, Voodoo Chile
(2) Metallica, The Thing That Should Not Be